Nous partons à la rencontre d’Alexandre, personnage qui a marqué l’histoire de notre plateforme et avec lequel nous avons tissé des liens privilégiés. Alex a vu sa vie basculer suite à un grave accident domestique qui l’a rendu tétraplégique.
Il se livre aujourd’hui, nous parle de son accident, de sa vie d’avant et de celle d’aujourd’hui. Au fil de nos échanges, Alex a réussi a exprimer ce qui le fait avancer, ce qui l’aide à surmonter son handicap lourd et les obstacles du quotidien.
Pour voir le témoignage d’Alex en vidéo, RDV en haut de l’article !
Qui es-tu ?
J’ai 46 ans cette année, fraîchement divorcé, papa d’une fille de 10 ans et tétraplégique depuis 10 ans. Bon vivant, de nature optimiste. Pour mieux comprendre comment j’aborde mon handicap, il est important de savoir comment je me suis construit.
Je viens d’un milieu social modeste, né dans la banlieue sud de Paris, j’ai eu la chance d’avoir reçu beaucoup d’amour de la part de toute ma famille jusqu’à aujourd’hui. Parents divorcés lorsque j’avais 10 ans, mon père est décédé des suites d’un accident de voiture à mes 13 ans.
On peut définir mes parents ainsi : humbles, père très sévère, passionné par l’aviation, les sciences et la technique, mélomane, très exigeant, très peu pédagogue dans la transmission, je n’ai pas eu le temps d’établir de la complicité avec lui, mais il m’a appris à être résistant face à la vie, aller jusqu’au bout des choses que j’entreprends et être rigoureux, mais évidemment je n’ai compris tout ça que plus tard… Ma mère est très protectrice, douce mais forte, solide et exemplaire, tout aussi exigeante. Sportive, passionnée par les arts et la nature ; la complicité et le dialogue s’est installée très tôt avec elle et rien n’a changé jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai manqué de rien.
Mon parcours scolaire est passé par l’éducation publique de banlieue parisienne, à l’internat catholique au collège à Blois, puis un lycée privé hors contrat à Paris, dont la méthode pédagogique est tournée vers une instruction solide des matières générales, pour moi la filière scientifique, ainsi que le développement de la personnalité par le théâtre et la mixité sociale pour apprendre à s’adapter.
C’est à partir de ce socle éducatif, sans avoir concrétisé l’épreuve du bac par choix, que j’ai ensuite pris mon indépendance à 20 ans en m’installant à Salon de Provence pour suivre des études de musiques modernes, dans une école formant à devenir professionnel, en plus du conservatoire.
Quel est ton parcours professionnel ?
Par le hasard des rencontres et des opportunités, j’ai été amené à Paris avec le trio de musiciens que nous avions créé, pour travailler dans le milieu de la restauration et de l’animation en passant tour à tour de la conception d’un pub, la reprise d’un restaurant en faillite, la plonge, barman, serveur, manager et musicien … le tout mélangé… très intense car j’ai appris « sur le tas ».
J’y ai appris le travail en équipe, l’abnégation, l’engagement, l’écoute des autres et comment trouver ma place dans un environnement cosmopolite multiculturel au sein d’une ville dense et stressante, dans l’instabilité professionnelle.
À 27 ans, 13 ans de cannabis, l’impossibilité de me projeter dans un futur stable, l’overdose de travail musical, m’ont amené à une remise en question profonde…
Je me suis alors désintoxiqué, j’ai repris des cours par correspondance pour me diriger vers une formation de mécanicien aéronautique. La passion du milieu aérien m’étant naturellement transmise par mon père, pilote amateur, bercé depuis mon enfance par des heures et des heures de vols avec lui…
Après deux ans de remise à niveau et une formation diplômante à l’AFPA de Périgueux, je suis employé dans une société de maintenance aéronautique basée sur l’aéroport de Marseille. Je me lance alors à 200% dans une nouvelle vie, tout aussi intense, exigeante et passionnante avec la soif d’apprendre.
Là encore, les rencontres et les opportunités vont m’amener à intégrer une autre société dans le domaine de la défense oú je vais m’épanouir et être dans le challenge permanent pendant sept années, pour y devenir le directeur technique d’une équipe de mécaniciens dévoués à l’entretien et la mise en œuvre d’avions de chasse privés, avec la particularité de travailler aussi pour une célèbre patrouille aérienne … J’en profiterai pour passer mon brevet de pilote privé, et devenir papa à 36 ans …
Pendant tout ce parcours et 17 déménagements en 40 ans, j’ai eu la chance de travailler avec des canadiens, sri lankais, maliens, anglais, américains, estoniens, cubains, colombiens, arabes… en France, Tchèquie, Hongrie, Autriche, Canada, Angleterre… de jour comme de nuit, sans compter les heures, dans tous les temps, dans les milieux militaires, populaires, en côtoyant toutes les couches sociales, du simple plongeur de restaurant aux décideurs… de balayeur aux vols en avions de chasse, sans cesse à devoir faire mes preuves et me surpasser. Exaltant.
Jusqu’à ce jour où un plongeon mal négocié dans une piscine me projette dans une toute autre dimension …
Parle-nous de ton accident et de ton hospitalisation
Il faut se replacer dans le contexte… Papa depuis 6 mois, 7 ans que j’évolue dans un milieu ultra exigeant, hors-normes, où l’erreur engageait la vie d’autrui. L’aéronautique demande d’être d’une intégrité sans faille qu’on soit pilote ou mécanicien. Je coordonne une équipe de mécaniciens et le bon déroulement technique des opérations d’un petit escadron dont les outils de travail étaient des avions de chasse, et les missions imposent d’importants risques calculés et assumés, j’avais la responsabilité de leur maintenance et leur mise en œuvre.
La pression était considérable, mais c’était un « travail-passion ». J’y donnais alors un investissement personnel sans limite. J’étais épanoui dans un rêve éveillé mais au prix d’un stress positif certes, mais permanent. Je n’avais pas l’impression d’aller « au boulot »… La cohésion de toute l’équipe, des pilotes aux mécaniciens, allait au-delà d’une relation de collègues de travail. Nous étions une petite famille où la confiance et la transparence était totale.
Il était donc de coutume après un cycle d’opérations intenses de « décompresser » tous ensemble avant de prendre du repos chacun dans sa famille. Nous avions donc organisé une petite fête avant les vacances du mois d’Août. Difficile de faire comprendre qu’on peut se sentir invincible alors qu’on côtoie la mort en pleine conscience au quotidien, un des nombreux paradoxes qui caractérise l’être humain sans doute…
Nous voilà donc réunis entre amis et conjoints dans une belle soirée d’été, musique, barbecue, cocktails et piscine. Ce genre de moment où l’on se sent à l’aise dans sa vie, oú tout est sous contrôle, et l’avenir s’annonce radieux, l’ambiance est très festive, l’ivresse exalte les sens … Arrive la fin de soirée, quand je décide, avant de rentrer, de faire un dernier plongeon dont je n’ai pas le souvenir.
Je me réveille pendant que ma femme et mes amis me sortent de l’eau pour me hisser au bord de la piscine. Tout est un peu flou mais je comprends vite que c’est grave…
Par déformation professionnelle, je fais le point froidement sur la situation et sur mon état physique. Allongé en PLS, je ne sens plus mes jambes, un copain me compresse la peau du crâne, beaucoup de sang autour de moi, j’ai du mal à bouger le haut du corps, une très forte douleur au niveau du cou… j’intègre instantanément que c’est pour la vie. L’histoire tellement vue et revue à la télé… je craque et prends conscience que la belle vie, c’est fini. Je m’en veux et pleure sur mon sort à haute voix en faisant l’inventaire de tout ce que je ne pourrais plus faire, mes amis essayant de me réconforter.
Les pompiers arrivent, je parle à un médecin, puis quelques flashs éveillés pendant le transport jusqu’à l’hôpital… Un flash alors que je roule sur un brancard, et qu’on court tout autour de moi… Je me réveille alors qu’on me désintube dans un lieu inconnu, sans aucune notion de temps, d’heure. Le flou total, un mal-être général. J’ai soif, je parle, je bouge la tête, et difficilement les bras… je sombre. J’apprendrai plus tard qu’on est le lendemain, et que je suis en service de réanimation à la Timone après une grosse opération de 6 heures.
S’en suit quatre jours en réa « au chaud », dans le jargon. A tour de rôle, des infirmières pour trois patients, au petits soins, adorables, douces et réconfortantes … alors que je suis au plus mal. Interdit de boire alors que j’ai une soif d’enfer, tellement shooté que je n’ai que des souvenirs flous. Une fois stabilisé, on me transfère « au tiède », toujours en réa mais dans une chambre individuelle et toujours cette soif intense. Mais comme ils ont peur que je m’étouffe à cause d’une fausse route, ils hésitent à me laisser boire… l’enfer.
C’est là que je vais prendre conscience petit à petit de mon état.
Tel un scarabée sur le dos, les pattes immobiles, branché, perfusé, je découvre au fur et à mesure des changements de pansements que j’en ai un sur le crâne, la gorge, la hanche, que j’ai une sonde urinaire, et les jambes dans des gaines pour stimuler le drainage lymphatique … mais je ne sais toujours pas pourquoi.
Vous avez vu « Grey’s anatomy » ? j’avais l’impression d’être le patient lors de la visite matinale avec le chef qui enseigne aux jeunes internes… sensation de déjà vu.
Un interne prend le temps de m’expliquer mon bilan, et l’intervention chirurgicale. Ils sont apparemment étonnés que je puisse bouger les bras, vu l’état de ma moëlle épinière… La cervicale C5 a explosée, C6 en miettes, la moëlle était compressée par un œdème et un hématome qu’ils ont résorbés, et un morceau manque. Passé à rien de la trachéotomie … Je m’estime chanceux. A ma question « et la motricité ? », je n’attendais pas autre chose que la réponse qu’il me donna : « on ne peut pas se prononcer… ». Une autre intervention est prévue pour consolider la réparation faite en urgence, à savoir l’ajout de plaques de maintien sur la colonne vertébrale.
Épuisé par 7 mois de travail intensif, je devais me reposer en vacances. Finalement, je ne vais quasiment pas dormir pendant deux semaines, mon inconfort physique, des angoisses intenses, et le bruit incessant du service de réanimation m’en empêcheront… Je puise au fond de moi pour tenir. J’ai conscience que si je montre de la faiblesse, ma famille déjà en état de choc, va s’effondrer.
Je prends du recul sur la situation pour tenter de trouver un moyen de gérer. Mon cerveau fonctionne comme au boulot : à fond, je suis celui qui doit trouver les solutions. Je dois admettre que j’en suis incapable et que je dois m’en remettre à ma femme, mon entourage, et aux soignants. Tout en gardant le sourire et de l’humour pour que le drame en cours soit plus léger à vivre…
Suite à un traumatisme, les phases sont toujours les mêmes : le trauma, le déni, l’acceptation, la résilience. Personne ne réagit de la même façon. Certains restent bloqués dans les deux premières phases avant d’avancer, voir y restent à vie. Avec le recul, j’en conclu que je suis passé à la résilience dès la prise de conscience au bord de la piscine.
Comment se passe ta rééducation ?
J’ai déjà hâte d’aller dans un centre de rééducation pour commencer ma reconstruction, et agir. J’ai toujours voulu être « l’acteur » de ma condition. La passivité face à l’adversité n’apporte que de la frustration, et on en devient aigri et insupportable pour les autres. Je vais devoir me surpasser, pas le choix. Et pour y arriver je vais puiser dans mes acquis.
Physiquement, je perds donc l’usage des doigts, des mains, des pieds, des jambes, du tronc, une partie des muscles des bras, le contrôle de la vessie et des sphincters. Comme je ne bouge quasiment plus, ma masse musculaire fond en deux semaines, sous oxygène, morphine. Mon lit étant sous la ventilation de la climatisation, je chope un rhume… impossible de tousser, ni de me moucher. Bizarrement, je sens tout mon corps mais engourdi.
Je découvre une nouvelle sensation incontrôlable : les crises d’angoisses profondes, l’impression d’être emprisonné dans un corps mort. Complètement dépendant d’une aide extérieure pour absolument tout.
Le passage en réanimation durera deux semaines, à regarder le plafond, et l’horloge placée en face de moi, rien de pire pour le moral, une seconde peut devenir incroyablement longue. Malgré la bienveillance des soignants et les visites quotidiennes de mes proches, ça restera le pire moment de mon existence.
Stabilisé, une place se libère au centre de réadaptation fonctionnelle. Je comprendrai plus tard ô combien le nom a toute son importance. J’y arrive un vendredi midi, au sortir de l’ambulance qui m’y amène, je demande au brancardier de s’arrêter quelques instants pour prendre une douche de soleil, le ciel est d’un bleu limpide, la chaleur de l’été et le chant des cigales me font le plus grand bien, un shoot de vie.
Je rentre dans le centre, et juste avant d’arriver dans le service « neuro » où je vais rester deux ans, je passe dans le hall d’attente devant le restaurant, je tourne la tête, une trentaine de personnes en fauteuils roulants attendant son ouverture. Toutes les pathologies y sont réunies, le décor est planté. Je plonge dans un milieu inconnu, surréaliste.
Je suis alors accueilli par des infirmières et aides soignantes tout sourire, qui vont devenir mes anges gardiennes, complices, confidentes et amies. Je me dis qu’on va bien se marrer…
Mon lit est placé au bord d’une fenêtre qui donne sur le Château Valmante. Le soir arrive, j’ai vue sur les étoiles… Je craque. Les aides soignantes me consolent chaleureusement, la fenêtre ouverte laisse entrer de l’air… je finis par m’endormir… première nuit complète depuis deux semaines…
Rien ne sera plus jamais comme avant. Tout va devenir infiniment difficile.
Je partage ma chambre avec une personne hémiplégique suite à un AVC, handicap terrible, le service en est rempli : paraplégiques, traumas crâniens, amputés suite au diabète, accidents de la vie en tous genres… Chacun doit faire face à sa façon, je vais d’ailleurs beaucoup apprendre sur moi-même en les observant.
Très vite, je demande une chambre individuelle, que je ne pourrais obtenir que dans trois mois… L’intimité n’existe plus. C’est très pesant mais il faudra s’habituer. Avec les aides-soignantes, et les infirmières ça me pose moins de problème et une complicité s’installe. Elles me lavent, me donnent à manger, me brossent les dents, m’habillent, je dépends d’elles pour tout, absolument tout… Le corps humain a des besoins qu’on voudrait ne pas partager avec les autres. C’est très gênant au début, mais leurs gestes professionnels rendent ces situations anodines et très vite, je m’adapte, il faut savoir lâcher prise. Remettre des couches à 36 ans, ça demande beaucoup d’humour …
Mon médecin rééducateur m’a tout de suite expliqué la stratégie : il y a le corps médical pour soigner, les kinésithérapeutes, ergothérapeutes et moi pour travailler, et la nature, qu’on ne maîtrise pas, chacun est acteur d’une récupération éventuelle. Je ne dois pas me projeter à plus d’une semaine. Compliqué quand tout mon métabolisme est conditionné pour anticiper à court, moyen et long termes…
Un dialogue totalement transparent s’est mis en place entre nous. La lucidité et l’objectivité sont indispensables si l’on veut attaquer les problèmes. Les faux espoirs sont des ennemis. Il faudra donc faire de la « réadaptation fonctionnelle » pour tout le corps, sans savoir s’il y aura des résultats… Je choisis de mettre mon cerveau au frigo, penser au minimum et voir au jour le jour, pour une durée indéterminée.
Ma famille a joué un rôle majeur en prenant en charge toute la gestion extérieure, elle donnera son temps sans compter, visites quotidiennes malgré les heures de routes, et autres réjouissances palliatives. La technologie va me permettre de me distraire, et communiquer avec l’extérieur simplement via une tablette numérique. Ce sera l’occasion pour me remettre à écouter de la musique, et trouver un moyen d’écrire grâce à la fonction tactile. La fonction « visio » va aussi jouer un rôle important pour garder un contact rapproché avec ma femme et ma fille.
Mon employeur va aussi me soutenir, et l’objectif est de me réintégrer dès que possible. Je reste d’ailleurs en contact régulier avec mon équipe pour suivre l’évolution de l’activité, ce qui permet de garder une dynamique et d’avoir un but. Malheureusement, nous allons perdre notre contrat avec notre principal client, et toute notre activité s’arrêtera au moment où je sortirai, et je cesserai alors toute activité professionnelle. Ce qui sera aussi un choc que je vais devoir affronter.
Une routine s’installe progressivement, petit-déjeuner, toilette au lit avec une douche par semaine dans un lit spécial, 1 heure de kiné, repas, 1 heure d’ergo, 1 heure de kiné, repos, visites, coucher, repas, soirée détente. Pas d’atelier le week-end. Le rythme est épuisant. J’étais capable de travailler jusqu’à 70 heures par semaine au travail, désormais chaque phase de la journée me demande des efforts incroyables. Le mental forgé avec mon parcours précédent l’accident est le moteur principal sur lequel je m’appuie.
Ayant toujours eu une facilité avec les rapports sociaux, je m’adapte vite à chaque personnalité et nouvelle rencontre. Ce que j’étais avant est démultiplié, ma combativité, ne rien lâcher, aller de l’avant, et puis je n’ai pas le droit d’abandonner, pour ma femme et ma fille. Et surtout, personne ne fera les efforts à ma place. L’humour est une arme redoutable contre la tristesse.
Rapidement on me procure un fauteuil électrique, je retrouve un semblant de liberté. Ma première sortie du centre pour aller dans le jardin extérieur me procure un plaisir intense. Revoir le ciel, sentir l’air, écouter les oiseaux, regarder la nature, me donne de la force, et je redécouvre le plaisir le simple de la contemplation. La méditation joue un rôle important. Ma chambre devient un lieu de convivialité pour qui y rentre, l’atmosphère est joyeuse, et devient même un coin de refuge pour certains soignants qui y viennent se confier, boire un café et papoter…
Au cours des séances de kiné et d’ergo, j’apprends l’anatomie et le fonctionnement du corps, j’y attache beaucoup d’intérêt, la relation avec l’équipe de rééducation est tout de suite profonde et la présence des jeunes stagiaires apporte de la légèreté et de la gaieté. Je fais le cobaye très volontier pour leurs dossiers d’apprentissage. L’autodérision et le mélange avec les autres patients amènent à des situations assez cocasses. L’observation du travail des autres rend humble, chacun doit déplacer des montagnes, soit pour remarcher, soit pour réparer un corps mutilé. Personne n’est égal face à cette épreuve, beaucoup démissionnent et subissent le handicap, restent dans la tristesse et la passivité. D’autres font des exploits, je les vois progresser, on échange des regards et des encouragements. Une complicité silencieuse et pudique.
Le travail est intense, il faut stimuler les muscles un par un et forcer le corps à se réparer par la pratique répétitive, et je découvre qu’on a beaucoup de muscles ! C’est équivalent à l’entraînement d’un sportif de haut niveau d’après les kinés…
Les séances d’ergothérapies sont les plus difficiles, psychologiquement et physiquement. Je me retrouve dans une pièce où les autres patients sont tous dans une difficulté extrême chacun selon sa pathologie. Malgré le secret médical, on apprend quand même les histoires de chacun, à chaque fois, un drame. Ça m’aide à relativiser ma condition. Mon cerveau fonctionne normalement, ce qui n’est pas le cas de certains.
On est là pour tenter de réactiver la motricité fine. C’est ce qui va me demander le plus de force mentale. Essayer de prendre des cure-dents pour les insèrer dans des trous, enfiler des anneaux sur une barre, jeter des balles pour viser un bac à 50 cm, et tout un tas d’activités toutes plus frustrantes les unes que les autres par leur simplicité apparente mais être incapable d’y arriver, demande une patience et des efforts infinis… et surtout, ne pas penser et se contenter de faire, tenter, encore et encore. En tant que musicien et mécanicien, mes mains et doigts étaient des outils d’une précision incroyable. Désormais, j’étais incapable. Mes progrès ne commenceront à être visibles qu’au bout d’un an. Justement, avec le travail d’apprentissage, la pratique en groupe de la musique et le métier de mécanicien aéronautique, j’ai appris la rigueur, la patience, la précision, l’exigence, le travail en équipe, à aller jusqu’au bout de ce qui a été entrepris, l’auto-discipline, l’intégrité. Des atouts majeurs pour tenir. C’est un sport d’endurance !
Six mois pour manger seul, un an pour aller aux toilettes normalement et aller prendre ma douche seul, un an pour passer de la position assise à debout attaché sur une table élévatrice à cause d’une tension trop faible, le cœur doit aussi se remuscler et deux ans pour arriver à m’habiller sans aide, le plus dur reste d’enfiler un short, toujours après 10 ans. Côté urinaire, avoir une sonde en permanence n’est possible que deux mois, étant une source d’infection importante, dont j’ai pû en faire l’expérience deux fois avec un mois de traitements par intraveineuse à chaque fois.
J’ai donc besoin de sondages à l’aide d’une infirmière toutes les trois heures, jour et nuit, jusqu’à ce que j’y arrive seul au bout d’un an… Dans l’impossibilité de me transférer du lit au fauteuil par moi-même, un lève-personne est indispensable. Au centre, c’étaient les soignants qui me transféraient, chez moi j’ai un treuil plafonnier que je peux utiliser seul grâce à une télécommande.
Deux ans de réadaptation fonctionnelle intensive. Un attachement profond à tout le personnel, spécialement à celles et ceux qui s’occupaient de moi au quotidien. Certains sont devenus des amis. Encore une expérience humaine extraordinaire.
Quitter le centre pour retourner à domicile fût une étape importante et difficile, retrouver les miens est évidemment un bonheur infini, mais je m’étais habitué à vivre au centre et la rupture fût émotionnellement intense avec tout le personnel. Ils ont tous fait plus que leur boulot, leur empathie est extraordinaire, ils font partie de ma vie.
Mon objectif depuis le départ et de chaque instant est de retrouver le maximum d’autonomie. Chaque action demande toujours des efforts considérables, c’est le prix pour gagner une liberté relative. Je dois désormais m’attacher à reconstruire une vie différente avec ma famille. J’ai la chance inouïe d’avoir eu la possibilité de faire construire une maison adaptée, ce qui rend la vie plus confortable.
Quelle est ta vie aujourd’hui ?
Depuis mon retour à domicile, il y a plus de 7 ans, il m’a fallu progressivement organiser un rythme adapté. Il faut compter 3 heures entre le réveil, le petit-déjeuner, la toilette et l’habillage sans aide. Faire à manger est très compliqué à cause des manipulations que ça demande. “Pas de mains, pas de chocolat… !” Le tout reste très fatiguant.
Je dois alterner entre le lit et le fauteuil roulant pour un minimum de confort. Rester assis plus de 8 heures par jour engendre de fortes crampes douloureuses dans les jambes, et je dois faire avec un effet secondaire lié à la tétraplégie, la spasticité : les muscles qui ne sont plus reliés au cerveau à cause de la lésion au niveau de la moëlle épinière, réagissent seuls lorsqu’ils sont stimulés, ils se mettent à trembler fortement et je dois attendre que ça passe ; les jambes et les mains essentiellement. De jour comme de nuit, le sommeil est donc aussi perturbé. Seuls des étirements soulagent momentanément ces symptômes. La gestion de l’énergie et de la fatigue est la clef d’un confort relatif. Il faut aussi savoir arrêter le cerveau, ce n’est pas toujours évident…
Impossible de conduire, j’ai un véhicule adapté, mais il me faut un accompagnateur. Mes sorties sont donc soigneusement étudiées. Comme je ne peux pas découcher, à cause de la logistique que ça demande, mon rayon d’action est de 4 heures de route aller-retour autour de chez moi, au maximum, si je veux apprécier ma sortie et que ça ne devienne pas une expédition.
Mon temps libre est donc comblé par la méditation, l’écoute de la musique, l’étude de l’histoire, la géopolitique, et la documentation. Il m’est impossible d’avoir un engagement professionnel tant mon état physique varie d’un jour à l’autre.
Renoncer à voler, a été une étape difficile, l’aviation remplissait ma vie, mes pensées, mes loisirs. Ce n’est pas une activité anodine, c’est un voyage intérieur. Mais j’ai eu la chance de vivre grâce à elle des expériences uniques et hors du commun.
Et puis, mon rôle de père est la priorité. La transmission des valeurs essentielles, l’éducation, la complicité, l’amour sont au cœur de mon attention. Donner tous les outils nécessaires à ma fille pour qu’elle épanouisse dans ce monde qui devient très complexe.
Lise a 10 ans, et comme elle ne m’a connu qu’handicapé, ça fait partie de sa vie, même si elle exprime de temps en temps l’envie de me voir marcher et vivre normalement. Elle m’aide volontiers lorsqu’elle sent que j’en ai besoin, mais la plupart du temps, on rigole naturellement de mes incapacités. Nous sommes très complices.
Je lui apporte donc ce que je peux culturellement, artistiquement, et intellectuellement. Pour les activités extérieures et physiques, c’est sa mère qui complète.
Elle est très joyeuse, perspicace et se développe normalement. Évidemment, subsiste une frustration profonde de ne pas pouvoir faire physiquement et simplement les activités qu’on peut faire normalement.
Qu’est ce que l’accident a changé au niveau familial ? (le couple face à l’épreuve, la famille, les amis).
Ma femme et moi avons fait des erreurs, les soignants nous avaient prévenu. Lors du retour à domicile, il faut tout de suite mettre en place l’intervention d’une aide extérieure pour m’aider. Mais c’est très difficile à organiser concrètement et c’est une intrusion dans la vie privée. Nous venions de vivre séparés pendant deux ans, avec en permanence la présence d’autrui, et un planning quotidien imposé par le centre de réadaptation. Nous voulions nous retrouver sans personne au milieu de notre vie et reprendre notre liberté d’organisation.
Durant 10 ans, ma femme a donc joué le rôle de mère, femme, et aide-soignante. Elle a mis sa vie active et sociale entre parenthèses pour se consacrer entièrement à notre fille et moi. Il faut admettre que personne ne veut vivre le handicap. La rupture violente avec la légèreté de vivre simplement, la fin de l’intimité et de spontanéité détruit l’attirance et la libido s’éteint. La souffrance de voir son partenaire être en permanence dans la difficulté peut devenir insupportable réciproquement.
Elle a quand même trouvé la force de se former pour changer de métier, passer un master et devenir enseignante…
Je ne suis pas infaillible, et malgré toute l’énergie investie dans ma “réadaptation fonctionnelle”, la lourdeur du handicap a souvent eu raison de ma volonté. La fatigue physique et morale, la nostalgie et une forme de tristesse sourde gagnent du terrain malgré tous les efforts pour les combattre. Insidieusement, je me suis reposé sur ma femme et je ne l’ai pas épargnée. Elle s’est usée moralement, ayant elle aussi un passé difficile dans son enfance. Nos échanges étaient devenus tendus. Notre séparation était alors la seule option pour que notre relation retrouve une sérénité relative, et pour rétablir une ambiance plus saine, on s’est séparés pour mieux s’entendre. L’esprit de famille et d’entraide reste solide grâce à cette décision.
Socialement, je ne sors plus qu’à de rares occasions, je me suffis à moi-même, j’ai coupé le contact avec la plupart de mes amis pour ne garder une relation plus profonde qu’avec une poignée d’entre eux. Je suis cependant très observateur de l’évolution de notre monde, soucieux de savoir quel futur se présente pour ma fille. Je n’ai plus le même regard sur la société. Je m’attache à apprécier l’instant et y chercher l’essentiel. La simplicité et la contemplation sont une richesse quand on sait y tirer la substantifique moëlle.
Je n’ai pas de problème avec le regard qu’on peut avoir sur moi, la plupart des gens sont bienveillants. J’ai la chance inouïe d’avoir l’aide de mes parents au quotidien, nos maisons étant mitoyennes, nous prenons soin de nous. Ma dernière grand-mère vivant avec nous, un échange privilégié s’est créé entre nous, ma fille et son arrière-grand-mère.
Qu’est-ce qui fait qu’on s’accroche ou qu’on lâche ?
Ça se joue à rien. Si on lâche un peu, on peut tout lâcher, il faut sans cesse, à chaque geste, se faire violence et agir. Ne pas laisser la facilité prendre du terrain, que ce soit pour l’hygiène, ramasser un objet qu’on fait tomber plusieurs fois de suite, se faire à manger, brancher une prise, laisser les proches faire les choses à sa place, se laisser aller à l’oisiveté intellectuelle. C’est une guerre profonde contre ses propres faiblesses, épuisante, de chaque instant sur le long terme. On ne gagne pas toutes les batailles…
Il y a beaucoup de matins où je ne sais pas où je vais trouver la force de me lever, mon rythme étant totalement incompatible avec celui du monde des valides où tout doit aller vite. Une chose me permet cependant de me dépasser : montrer l’exemple à ma fille qu’on doit, malgré les difficultés, avancer avec ses moyens. Mon seul exploit sera de réussir à assumer mon rôle de père jour après jour, pour d’autres ce sera des exploits sportifs, d’entrepreneurs, à chacun sa limite.
Comment perçois-tu la vie désormais ?
Cette expérience, m’a permis de constater que finalement s’il devait y avoir une norme chez l’Homme, et bien ce serait peut-être justement le handicap.
Chacun d’entre nous doit apprendre dès son enfance à s’élever malgré une multitude de formes de handicaps, qu’ils soient physiques, émotionnels, psychologiques, sociaux, culturels, relationnels… On les cumule souvent sans s’en rendre compte, tout en se pensant “normal” ou “valide”. Nous devons tous faire avec, certains échoueront à s’épanouir parce-que le handicap est trop lourd, par manque de clairvoyance, ou d’éducation. Ne pas se mentir à soi-même est une règle fondamentale si l’on veut se dépasser et combattre ses freins intérieurs, ou physiques.
Certains handicaps sont malheureusement infranchissables car nous n’avons pas d’outils scientifiques pour les soigner.
Pour conclure, nous avons besoin les uns des autres.
Le mot de la fin
J’ai oublié de parler de ce qui fait le liant à chaque étape depuis le début… c’est bien l’Amour. Celui que mes proches, mes amis, mes aides soignants, mes collaborateurs, des inconnus m’ont donné, celui que j’essaye de partager autour de moi, celui que je mets dans toutes les tâches que j’ai à accomplir. Dans le respect de ceux que je suis amené à rencontrer, prendre le temps d’écouter et d’apprendre des autres et des situations. Le trouver dans son travail et celui des autres, l’art, le quotidien, la spiritualité… Il est gratuit, et quand on sait le trouver, c’est une source de force incroyable qui aide à avancer dans ce monde complexe et rude.
Qui es-tu ?
J’ai 46 ans cette année, fraîchement divorcé, papa d’une fille de 10 ans et tétraplégique depuis 10 ans. Bon vivant, de nature optimiste. Pour mieux comprendre comment j’aborde mon handicap, il est important de savoir comment je me suis construit.
Je viens d’un milieu social modeste, né dans la banlieue sud de Paris, j’ai eu la chance d’avoir reçu beaucoup d’amour de la part de toute ma famille jusqu’à aujourd’hui. Parents divorcés lorsque j’avais 10 ans, mon père est décédé des suites d’un accident de voiture à mes 13 ans.
On peut définir mes parents ainsi : humbles, père très sévère, passionné par l’aviation, les sciences et la technique, mélomane, très exigeant, très peu pédagogue dans la transmission, je n’ai pas eu le temps d’établir de la complicité avec lui, mais il m’a appris à être résistant face à la vie, aller jusqu’au bout des choses que j’entreprends et être rigoureux, mais évidemment je n’ai compris tout ça que plus tard… Ma mère est très protectrice, douce mais forte, solide et exemplaire, tout aussi exigeante. Sportive, passionnée par les arts et la nature ; la complicité et le dialogue s’est installée très tôt avec elle et rien n’a changé jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai manqué de rien.
Mon parcours scolaire est passé par l’éducation publique de banlieue parisienne, à l’internat catholique au collège à Blois, puis un lycée privé hors contrat à Paris, dont la méthode pédagogique est tournée vers une instruction solide des matières générales, pour moi la filière scientifique, ainsi que le développement de la personnalité par le théâtre et la mixité sociale pour apprendre à s’adapter.
C’est à partir de ce socle éducatif, sans avoir concrétisé l’épreuve du bac par choix, que j’ai ensuite pris mon indépendance à 20 ans en m’installant à Salon de Provence pour suivre des études de musiques modernes, dans une école formant à devenir professionnel, en plus du conservatoire.
Quel est ton parcours professionnel ?
Par le hasard des rencontres et des opportunités, j’ai été amené à Paris avec le trio de musiciens que nous avions créé, pour travailler dans le milieu de la restauration et de l’animation en passant tour à tour de la conception d’un pub, la reprise d’un restaurant en faillite, la plonge, barman, serveur, manager et musicien … le tout mélangé… très intense car j’ai appris « sur le tas ».
J’y ai appris le travail en équipe, l’abnégation, l’engagement, l’écoute des autres et comment trouver ma place dans un environnement cosmopolite multiculturel au sein d’une ville dense et stressante, dans l’instabilité professionnelle.
À 27 ans, 13 ans de cannabis, l’impossibilité de me projeter dans un futur stable, l’overdose de travail musical, m’ont amené à une remise en question profonde…
Je me suis alors désintoxiqué, j’ai repris des cours par correspondance pour me diriger vers une formation de mécanicien aéronautique. La passion du milieu aérien m’étant naturellement transmise par mon père, pilote amateur, bercé depuis mon enfance par des heures et des heures de vols avec lui…
Après deux ans de remise à niveau et une formation diplômante à l’AFPA de Périgueux, je suis employé dans une société de maintenance aéronautique basée sur l’aéroport de Marseille. Je me lance alors à 200% dans une nouvelle vie, tout aussi intense, exigeante et passionnante avec la soif d’apprendre.
Là encore, les rencontres et les opportunités vont m’amener à intégrer une autre société dans le domaine de la défense oú je vais m’épanouir et être dans le challenge permanent pendant sept années, pour y devenir le directeur technique d’une équipe de mécaniciens dévoués à l’entretien et la mise en œuvre d’avions de chasse privés, avec la particularité de travailler aussi pour une célèbre patrouille aérienne … J’en profiterai pour passer mon brevet de pilote privé, et devenir papa à 36 ans …
Pendant tout ce parcours et 17 déménagements en 40 ans, j’ai eu la chance de travailler avec des canadiens, sri lankais, maliens, anglais, américains, estoniens, cubains, colombiens, arabes… en France, Tchèquie, Hongrie, Autriche, Canada, Angleterre… de jour comme de nuit, sans compter les heures, dans tous les temps, dans les milieux militaires, populaires, en côtoyant toutes les couches sociales, du simple plongeur de restaurant aux décideurs… de balayeur aux vols en avions de chasse, sans cesse à devoir faire mes preuves et me surpasser. Exaltant.
Jusqu’à ce jour où un plongeon mal négocié dans une piscine me projette dans une toute autre dimension …
Parle-nous de ton accident et de ton hospitalisation
Il faut se replacer dans le contexte… Papa depuis 6 mois, 7 ans que j’évolue dans un milieu ultra exigeant, hors-normes, où l’erreur engageait la vie d’autrui. L’aéronautique demande d’être d’une intégrité sans faille qu’on soit pilote ou mécanicien. Je coordonne une équipe de mécaniciens et le bon déroulement technique des opérations d’un petit escadron dont les outils de travail étaient des avions de chasse, et les missions imposent d’importants risques calculés et assumés, j’avais la responsabilité de leur maintenance et leur mise en œuvre.
La pression était considérable, mais c’était un « travail-passion ». J’y donnais alors un investissement personnel sans limite. J’étais épanoui dans un rêve éveillé mais au prix d’un stress positif certes, mais permanent. Je n’avais pas l’impression d’aller « au boulot »… La cohésion de toute l’équipe, des pilotes aux mécaniciens, allait au-delà d’une relation de collègues de travail. Nous étions une petite famille où la confiance et la transparence était totale.
Il était donc de coutume après un cycle d’opérations intenses de « décompresser » tous ensemble avant de prendre du repos chacun dans sa famille. Nous avions donc organisé une petite fête avant les vacances du mois d’Août. Difficile de faire comprendre qu’on peut se sentir invincible alors qu’on côtoie la mort en pleine conscience au quotidien, un des nombreux paradoxes qui caractérise l’être humain sans doute…
Nous voilà donc réunis entre amis et conjoints dans une belle soirée d’été, musique, barbecue, cocktails et piscine. Ce genre de moment où l’on se sent à l’aise dans sa vie, oú tout est sous contrôle, et l’avenir s’annonce radieux, l’ambiance est très festive, l’ivresse exalte les sens … Arrive la fin de soirée, quand je décide, avant de rentrer, de faire un dernier plongeon dont je n’ai pas le souvenir.
Je me réveille pendant que ma femme et mes amis me sortent de l’eau pour me hisser au bord de la piscine. Tout est un peu flou mais je comprends vite que c’est grave…
Par déformation professionnelle, je fais le point froidement sur la situation et sur mon état physique. Allongé en PLS, je ne sens plus mes jambes, un copain me compresse la peau du crâne, beaucoup de sang autour de moi, j’ai du mal à bouger le haut du corps, une très forte douleur au niveau du cou… j’intègre instantanément que c’est pour la vie. L’histoire tellement vue et revue à la télé… je craque et prends conscience que la belle vie, c’est fini. Je m’en veux et pleure sur mon sort à haute voix en faisant l’inventaire de tout ce que je ne pourrais plus faire, mes amis essayant de me réconforter.
Les pompiers arrivent, je parle à un médecin, puis quelques flashs éveillés pendant le transport jusqu’à l’hôpital… Un flash alors que je roule sur un brancard, et qu’on court tout autour de moi… Je me réveille alors qu’on me désintube dans un lieu inconnu, sans aucune notion de temps, d’heure. Le flou total, un mal-être général. J’ai soif, je parle, je bouge la tête, et difficilement les bras… je sombre. J’apprendrai plus tard qu’on est le lendemain, et que je suis en service de réanimation à la Timone après une grosse opération de 6 heures.
S’en suit quatre jours en réa « au chaud », dans le jargon. A tour de rôle, des infirmières pour trois patients, au petits soins, adorables, douces et réconfortantes … alors que je suis au plus mal. Interdit de boire alors que j’ai une soif d’enfer, tellement shooté que je n’ai que des souvenirs flous. Une fois stabilisé, on me transfère « au tiède », toujours en réa mais dans une chambre individuelle et toujours cette soif intense. Mais comme ils ont peur que je m’étouffe à cause d’une fausse route, ils hésitent à me laisser boire… l’enfer.
C’est là que je vais prendre conscience petit à petit de mon état.
Tel un scarabée sur le dos, les pattes immobiles, branché, perfusé, je découvre au fur et à mesure des changements de pansements que j’en ai un sur le crâne, la gorge, la hanche, que j’ai une sonde urinaire, et les jambes dans des gaines pour stimuler le drainage lymphatique … mais je ne sais toujours pas pourquoi.
Vous avez vu « Grey’s anatomy » ? j’avais l’impression d’être le patient lors de la visite matinale avec le chef qui enseigne aux jeunes internes… sensation de déjà vu.
Un interne prend le temps de m’expliquer mon bilan, et l’intervention chirurgicale. Ils sont apparemment étonnés que je puisse bouger les bras, vu l’état de ma moëlle épinière… La cervicale C5 a explosée, C6 en miettes, la moëlle était compressée par un œdème et un hématome qu’ils ont résorbés, et un morceau manque. Passé à rien de la trachéotomie … Je m’estime chanceux. A ma question « et la motricité ? », je n’attendais pas autre chose que la réponse qu’il me donna : « on ne peut pas se prononcer… ». Une autre intervention est prévue pour consolider la réparation faite en urgence, à savoir l’ajout de plaques de maintien sur la colonne vertébrale.
Épuisé par 7 mois de travail intensif, je devais me reposer en vacances. Finalement, je ne vais quasiment pas dormir pendant deux semaines, mon inconfort physique, des angoisses intenses, et le bruit incessant du service de réanimation m’en empêcheront… Je puise au fond de moi pour tenir. J’ai conscience que si je montre de la faiblesse, ma famille déjà en état de choc, va s’effondrer.
Je prends du recul sur la situation pour tenter de trouver un moyen de gérer. Mon cerveau fonctionne comme au boulot : à fond, je suis celui qui doit trouver les solutions. Je dois admettre que j’en suis incapable et que je dois m’en remettre à ma femme, mon entourage, et aux soignants. Tout en gardant le sourire et de l’humour pour que le drame en cours soit plus léger à vivre…
Suite à un traumatisme, les phases sont toujours les mêmes : le trauma, le déni, l’acceptation, la résilience. Personne ne réagit de la même façon. Certains restent bloqués dans les deux premières phases avant d’avancer, voir y restent à vie. Avec le recul, j’en conclu que je suis passé à la résilience dès la prise de conscience au bord de la piscine.
Comment se passe ta rééducation ?
J’ai déjà hâte d’aller dans un centre de rééducation pour commencer ma reconstruction, et agir. J’ai toujours voulu être « l’acteur » de ma condition. La passivité face à l’adversité n’apporte que de la frustration, et on en devient aigri et insupportable pour les autres. Je vais devoir me surpasser, pas le choix. Et pour y arriver je vais puiser dans mes acquis.
Physiquement, je perds donc l’usage des doigts, des mains, des pieds, des jambes, du tronc, une partie des muscles des bras, le contrôle de la vessie et des sphincters. Comme je ne bouge quasiment plus, ma masse musculaire fond en deux semaines, sous oxygène, morphine. Mon lit étant sous la ventilation de la climatisation, je chope un rhume… impossible de tousser, ni de me moucher. Bizarrement, je sens tout mon corps mais engourdi.
Je découvre une nouvelle sensation incontrôlable : les crises d’angoisses profondes, l’impression d’être emprisonné dans un corps mort. Complètement dépendant d’une aide extérieure pour absolument tout.
Le passage en réanimation durera deux semaines, à regarder le plafond, et l’horloge placée en face de moi, rien de pire pour le moral, une seconde peut devenir incroyablement longue. Malgré la bienveillance des soignants et les visites quotidiennes de mes proches, ça restera le pire moment de mon existence.
Stabilisé, une place se libère au centre de réadaptation fonctionnelle. Je comprendrai plus tard ô combien le nom a toute son importance. J’y arrive un vendredi midi, au sortir de l’ambulance qui m’y amène, je demande au brancardier de s’arrêter quelques instants pour prendre une douche de soleil, le ciel est d’un bleu limpide, la chaleur de l’été et le chant des cigales me font le plus grand bien, un shoot de vie.
Je rentre dans le centre, et juste avant d’arriver dans le service « neuro » où je vais rester deux ans, je passe dans le hall d’attente devant le restaurant, je tourne la tête, une trentaine de personnes en fauteuils roulants attendant son ouverture. Toutes les pathologies y sont réunies, le décor est planté. Je plonge dans un milieu inconnu, surréaliste.
Je suis alors accueilli par des infirmières et aides soignantes tout sourire, qui vont devenir mes anges gardiennes, complices, confidentes et amies. Je me dis qu’on va bien se marrer…
Mon lit est placé au bord d’une fenêtre qui donne sur le Château Valmante. Le soir arrive, j’ai vue sur les étoiles… Je craque. Les aides soignantes me consolent chaleureusement, la fenêtre ouverte laisse entrer de l’air… je finis par m’endormir… première nuit complète depuis deux semaines…
Rien ne sera plus jamais comme avant. Tout va devenir infiniment difficile.
Je partage ma chambre avec une personne hémiplégique suite à un AVC, handicap terrible, le service en est rempli : paraplégiques, traumas crâniens, amputés suite au diabète, accidents de la vie en tous genres… Chacun doit faire face à sa façon, je vais d’ailleurs beaucoup apprendre sur moi-même en les observant.
Très vite, je demande une chambre individuelle, que je ne pourrais obtenir que dans trois mois… L’intimité n’existe plus. C’est très pesant mais il faudra s’habituer. Avec les aides-soignantes, et les infirmières ça me pose moins de problème et une complicité s’installe. Elles me lavent, me donnent à manger, me brossent les dents, m’habillent, je dépends d’elles pour tout, absolument tout… Le corps humain a des besoins qu’on voudrait ne pas partager avec les autres. C’est très gênant au début, mais leurs gestes professionnels rendent ces situations anodines et très vite, je m’adapte, il faut savoir lâcher prise. Remettre des couches à 36 ans, ça demande beaucoup d’humour …
Mon médecin rééducateur m’a tout de suite expliqué la stratégie : il y a le corps médical pour soigner, les kinésithérapeutes, ergothérapeutes et moi pour travailler, et la nature, qu’on ne maîtrise pas, chacun est acteur d’une récupération éventuelle. Je ne dois pas me projeter à plus d’une semaine. Compliqué quand tout mon métabolisme est conditionné pour anticiper à court, moyen et long termes…
Un dialogue totalement transparent s’est mis en place entre nous. La lucidité et l’objectivité sont indispensables si l’on veut attaquer les problèmes. Les faux espoirs sont des ennemis. Il faudra donc faire de la « réadaptation fonctionnelle » pour tout le corps, sans savoir s’il y aura des résultats… Je choisis de mettre mon cerveau au frigo, penser au minimum et voir au jour le jour, pour une durée indéterminée.
Ma famille a joué un rôle majeur en prenant en charge toute la gestion extérieure, elle donnera son temps sans compter, visites quotidiennes malgré les heures de routes, et autres réjouissances palliatives. La technologie va me permettre de me distraire, et communiquer avec l’extérieur simplement via une tablette numérique. Ce sera l’occasion pour me remettre à écouter de la musique, et trouver un moyen d’écrire grâce à la fonction tactile. La fonction « visio » va aussi jouer un rôle important pour garder un contact rapproché avec ma femme et ma fille.
Mon employeur va aussi me soutenir, et l’objectif est de me réintégrer dès que possible. Je reste d’ailleurs en contact régulier avec mon équipe pour suivre l’évolution de l’activité, ce qui permet de garder une dynamique et d’avoir un but. Malheureusement, nous allons perdre notre contrat avec notre principal client, et toute notre activité s’arrêtera au moment où je sortirai, et je cesserai alors toute activité professionnelle. Ce qui sera aussi un choc que je vais devoir affronter.
Une routine s’installe progressivement, petit-déjeuner, toilette au lit avec une douche par semaine dans un lit spécial, 1 heure de kiné, repas, 1 heure d’ergo, 1 heure de kiné, repos, visites, coucher, repas, soirée détente. Pas d’atelier le week-end. Le rythme est épuisant. J’étais capable de travailler jusqu’à 70 heures par semaine au travail, désormais chaque phase de la journée me demande des efforts incroyables. Le mental forgé avec mon parcours précédent l’accident est le moteur principal sur lequel je m’appuie.
Ayant toujours eu une facilité avec les rapports sociaux, je m’adapte vite à chaque personnalité et nouvelle rencontre. Ce que j’étais avant est démultiplié, ma combativité, ne rien lâcher, aller de l’avant, et puis je n’ai pas le droit d’abandonner, pour ma femme et ma fille. Et surtout, personne ne fera les efforts à ma place. L’humour est une arme redoutable contre la tristesse.
Rapidement on me procure un fauteuil électrique, je retrouve un semblant de liberté. Ma première sortie du centre pour aller dans le jardin extérieur me procure un plaisir intense. Revoir le ciel, sentir l’air, écouter les oiseaux, regarder la nature, me donne de la force, et je redécouvre le plaisir le simple de la contemplation. La méditation joue un rôle important. Ma chambre devient un lieu de convivialité pour qui y rentre, l’atmosphère est joyeuse, et devient même un coin de refuge pour certains soignants qui y viennent se confier, boire un café et papoter…
Au cours des séances de kiné et d’ergo, j’apprends l’anatomie et le fonctionnement du corps, j’y attache beaucoup d’intérêt, la relation avec l’équipe de rééducation est tout de suite profonde et la présence des jeunes stagiaires apporte de la légèreté et de la gaieté. Je fais le cobaye très volontier pour leurs dossiers d’apprentissage. L’autodérision et le mélange avec les autres patients amènent à des situations assez cocasses. L’observation du travail des autres rend humble, chacun doit déplacer des montagnes, soit pour remarcher, soit pour réparer un corps mutilé. Personne n’est égal face à cette épreuve, beaucoup démissionnent et subissent le handicap, restent dans la tristesse et la passivité. D’autres font des exploits, je les vois progresser, on échange des regards et des encouragements. Une complicité silencieuse et pudique.
Le travail est intense, il faut stimuler les muscles un par un et forcer le corps à se réparer par la pratique répétitive, et je découvre qu’on a beaucoup de muscles ! C’est équivalent à l’entraînement d’un sportif de haut niveau d’après les kinés…
Les séances d’ergothérapies sont les plus difficiles, psychologiquement et physiquement. Je me retrouve dans une pièce où les autres patients sont tous dans une difficulté extrême chacun selon sa pathologie. Malgré le secret médical, on apprend quand même les histoires de chacun, à chaque fois, un drame. Ça m’aide à relativiser ma condition. Mon cerveau fonctionne normalement, ce qui n’est pas le cas de certains.
On est là pour tenter de réactiver la motricité fine. C’est ce qui va me demander le plus de force mentale. Essayer de prendre des cure-dents pour les insèrer dans des trous, enfiler des anneaux sur une barre, jeter des balles pour viser un bac à 50 cm, et tout un tas d’activités toutes plus frustrantes les unes que les autres par leur simplicité apparente mais être incapable d’y arriver, demande une patience et des efforts infinis… et surtout, ne pas penser et se contenter de faire, tenter, encore et encore. En tant que musicien et mécanicien, mes mains et doigts étaient des outils d’une précision incroyable. Désormais, j’étais incapable. Mes progrès ne commenceront à être visibles qu’au bout d’un an. Justement, avec le travail d’apprentissage, la pratique en groupe de la musique et le métier de mécanicien aéronautique, j’ai appris la rigueur, la patience, la précision, l’exigence, le travail en équipe, à aller jusqu’au bout de ce qui a été entrepris, l’auto-discipline, l’intégrité. Des atouts majeurs pour tenir. C’est un sport d’endurance !
Six mois pour manger seul, un an pour aller aux toilettes normalement et aller prendre ma douche seul, un an pour passer de la position assise à debout attaché sur une table élévatrice à cause d’une tension trop faible, le cœur doit aussi se remuscler et deux ans pour arriver à m’habiller sans aide, le plus dur reste d’enfiler un short, toujours après 10 ans. Côté urinaire, avoir une sonde en permanence n’est possible que deux mois, étant une source d’infection importante, dont j’ai pû en faire l’expérience deux fois avec un mois de traitements par intraveineuse à chaque fois.
J’ai donc besoin de sondages à l’aide d’une infirmière toutes les trois heures, jour et nuit, jusqu’à ce que j’y arrive seul au bout d’un an… Dans l’impossibilité de me transférer du lit au fauteuil par moi-même, un lève-personne est indispensable. Au centre, c’étaient les soignants qui me transféraient, chez moi j’ai un treuil plafonnier que je peux utiliser seul grâce à une télécommande.
Deux ans de réadaptation fonctionnelle intensive. Un attachement profond à tout le personnel, spécialement à celles et ceux qui s’occupaient de moi au quotidien. Certains sont devenus des amis. Encore une expérience humaine extraordinaire.
Quitter le centre pour retourner à domicile fût une étape importante et difficile, retrouver les miens est évidemment un bonheur infini, mais je m’étais habitué à vivre au centre et la rupture fût émotionnellement intense avec tout le personnel. Ils ont tous fait plus que leur boulot, leur empathie est extraordinaire, ils font partie de ma vie.
Mon objectif depuis le départ et de chaque instant est de retrouver le maximum d’autonomie. Chaque action demande toujours des efforts considérables, c’est le prix pour gagner une liberté relative. Je dois désormais m’attacher à reconstruire une vie différente avec ma famille. J’ai la chance inouïe d’avoir eu la possibilité de faire construire une maison adaptée, ce qui rend la vie plus confortable.
Quelle est ta vie aujourd’hui ?
Depuis mon retour à domicile, il y a plus de 7 ans, il m’a fallu progressivement organiser un rythme adapté. Il faut compter 3 heures entre le réveil, le petit-déjeuner, la toilette et l’habillage sans aide. Faire à manger est très compliqué à cause des manipulations que ça demande. “Pas de mains, pas de chocolat… !” Le tout reste très fatiguant.
Je dois alterner entre le lit et le fauteuil roulant pour un minimum de confort. Rester assis plus de 8 heures par jour engendre de fortes crampes douloureuses dans les jambes, et je dois faire avec un effet secondaire lié à la tétraplégie, la spasticité : les muscles qui ne sont plus reliés au cerveau à cause de la lésion au niveau de la moëlle épinière, réagissent seuls lorsqu’ils sont stimulés, ils se mettent à trembler fortement et je dois attendre que ça passe ; les jambes et les mains essentiellement. De jour comme de nuit, le sommeil est donc aussi perturbé. Seuls des étirements soulagent momentanément ces symptômes. La gestion de l’énergie et de la fatigue est la clef d’un confort relatif. Il faut aussi savoir arrêter le cerveau, ce n’est pas toujours évident…
Impossible de conduire, j’ai un véhicule adapté, mais il me faut un accompagnateur. Mes sorties sont donc soigneusement étudiées. Comme je ne peux pas découcher, à cause de la logistique que ça demande, mon rayon d’action est de 4 heures de route aller-retour autour de chez moi, au maximum, si je veux apprécier ma sortie et que ça ne devienne pas une expédition.
Mon temps libre est donc comblé par la méditation, l’écoute de la musique, l’étude de l’histoire, la géopolitique, et la documentation. Il m’est impossible d’avoir un engagement professionnel tant mon état physique varie d’un jour à l’autre.
Renoncer à voler, a été une étape difficile, l’aviation remplissait ma vie, mes pensées, mes loisirs. Ce n’est pas une activité anodine, c’est un voyage intérieur. Mais j’ai eu la chance de vivre grâce à elle des expériences uniques et hors du commun.
Et puis, mon rôle de père est la priorité. La transmission des valeurs essentielles, l’éducation, la complicité, l’amour sont au cœur de mon attention. Donner tous les outils nécessaires à ma fille pour qu’elle épanouisse dans ce monde qui devient très complexe.
Lise a 10 ans, et comme elle ne m’a connu qu’handicapé, ça fait partie de sa vie, même si elle exprime de temps en temps l’envie de me voir marcher et vivre normalement. Elle m’aide volontiers lorsqu’elle sent que j’en ai besoin, mais la plupart du temps, on rigole naturellement de mes incapacités. Nous sommes très complices.
Je lui apporte donc ce que je peux culturellement, artistiquement, et intellectuellement. Pour les activités extérieures et physiques, c’est sa mère qui complète.
Elle est très joyeuse, perspicace et se développe normalement. Évidemment, subsiste une frustration profonde de ne pas pouvoir faire physiquement et simplement les activités qu’on peut faire normalement.
Qu’est ce que l’accident a changé au niveau familial ? (le couple face à l’épreuve, la famille, les amis).
Ma femme et moi avons fait des erreurs, les soignants nous avaient prévenu. Lors du retour à domicile, il faut tout de suite mettre en place l’intervention d’une aide extérieure pour m’aider. Mais c’est très difficile à organiser concrètement et c’est une intrusion dans la vie privée. Nous venions de vivre séparés pendant deux ans, avec en permanence la présence d’autrui, et un planning quotidien imposé par le centre de réadaptation. Nous voulions nous retrouver sans personne au milieu de notre vie et reprendre notre liberté d’organisation.
Durant 10 ans, ma femme a donc joué le rôle de mère, femme, et aide-soignante. Elle a mis sa vie active et sociale entre parenthèses pour se consacrer entièrement à notre fille et moi. Il faut admettre que personne ne veut vivre le handicap. La rupture violente avec la légèreté de vivre simplement, la fin de l’intimité et de spontanéité détruit l’attirance et la libido s’éteint. La souffrance de voir son partenaire être en permanence dans la difficulté peut devenir insupportable réciproquement.
Elle a quand même trouvé la force de se former pour changer de métier, passer un master et devenir enseignante…
Je ne suis pas infaillible, et malgré toute l’énergie investie dans ma “réadaptation fonctionnelle”, la lourdeur du handicap a souvent eu raison de ma volonté. La fatigue physique et morale, la nostalgie et une forme de tristesse sourde gagnent du terrain malgré tous les efforts pour les combattre. Insidieusement, je me suis reposé sur ma femme et je ne l’ai pas épargnée. Elle s’est usée moralement, ayant elle aussi un passé difficile dans son enfance. Nos échanges étaient devenus tendus. Notre séparation était alors la seule option pour que notre relation retrouve une sérénité relative, et pour rétablir une ambiance plus saine, on s’est séparés pour mieux s’entendre. L’esprit de famille et d’entraide reste solide grâce à cette décision.
Socialement, je ne sors plus qu’à de rares occasions, je me suffis à moi-même, j’ai coupé le contact avec la plupart de mes amis pour ne garder une relation plus profonde qu’avec une poignée d’entre eux. Je suis cependant très observateur de l’évolution de notre monde, soucieux de savoir quel futur se présente pour ma fille. Je n’ai plus le même regard sur la société. Je m’attache à apprécier l’instant et y chercher l’essentiel. La simplicité et la contemplation sont une richesse quand on sait y tirer la substantifique moëlle.
Je n’ai pas de problème avec le regard qu’on peut avoir sur moi, la plupart des gens sont bienveillants. J’ai la chance inouïe d’avoir l’aide de mes parents au quotidien, nos maisons étant mitoyennes, nous prenons soin de nous. Ma dernière grand-mère vivant avec nous, un échange privilégié s’est créé entre nous, ma fille et son arrière-grand-mère.
Qu’est-ce qui fait qu’on s’accroche ou qu’on lâche ?
Ça se joue à rien. Si on lâche un peu, on peut tout lâcher, il faut sans cesse, à chaque geste, se faire violence et agir. Ne pas laisser la facilité prendre du terrain, que ce soit pour l’hygiène, ramasser un objet qu’on fait tomber plusieurs fois de suite, se faire à manger, brancher une prise, laisser les proches faire les choses à sa place, se laisser aller à l’oisiveté intellectuelle. C’est une guerre profonde contre ses propres faiblesses, épuisante, de chaque instant sur le long terme. On ne gagne pas toutes les batailles…
Il y a beaucoup de matins où je ne sais pas où je vais trouver la force de me lever, mon rythme étant totalement incompatible avec celui du monde des valides où tout doit aller vite. Une chose me permet cependant de me dépasser : montrer l’exemple à ma fille qu’on doit, malgré les difficultés, avancer avec ses moyens. Mon seul exploit sera de réussir à assumer mon rôle de père jour après jour, pour d’autres ce sera des exploits sportifs, d’entrepreneurs, à chacun sa limite.
Comment perçois-tu la vie désormais ?
Cette expérience, m’a permis de constater que finalement s’il devait y avoir une norme chez l’Homme, et bien ce serait peut-être justement le handicap.
Chacun d’entre nous doit apprendre dès son enfance à s’élever malgré une multitude de formes de handicaps, qu’ils soient physiques, émotionnels, psychologiques, sociaux, culturels, relationnels… On les cumule souvent sans s’en rendre compte, tout en se pensant “normal” ou “valide”. Nous devons tous faire avec, certains échoueront à s’épanouir parce-que le handicap est trop lourd, par manque de clairvoyance, ou d’éducation. Ne pas se mentir à soi-même est une règle fondamentale si l’on veut se dépasser et combattre ses freins intérieurs, ou physiques.
Certains handicaps sont malheureusement infranchissables car nous n’avons pas d’outils scientifiques pour les soigner.
Pour conclure, nous avons besoin les uns des autres.
Le mot de la fin
J’ai oublié de parler de ce qui fait le liant à chaque étape depuis le début… c’est bien l’Amour. Celui que mes proches, mes amis, mes aides soignants, mes collaborateurs, des inconnus m’ont donné, celui que j’essaye de partager autour de moi, celui que je mets dans toutes les tâches que j’ai à accomplir. Dans le respect de ceux que je suis amené à rencontrer, prendre le temps d’écouter et d’apprendre des autres et des situations. Le trouver dans son travail et celui des autres, l’art, le quotidien, la spiritualité… Il est gratuit, et quand on sait le trouver, c’est une source de force incroyable qui aide à avancer dans ce monde complexe et rude.
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